UNE ERREUR
PRESQUE FATALE
Le lendemain matin, Eragon et Brom portèrent leurs affaires à l’écurie, prêts pour le départ. Jeod vint saluer son ami tandis qu’Helen les observait depuis le seuil de la porte. Les deux hommes se serrèrent la main.
— Tu vas me manquer, mon vieux…, murmura Jeod.
— Toi aussi ! fit Brom d’une voix étranglée.
Il se tourna vers Helen et inclina sa tête blanche :
— Merci pour votre hospitalité si chaleureuse.
La femme rougit. Eragon crut qu’elle allait gifler le conteur. Imperturbable, celui-ci continua :
Vous avez un bon mari. Prenez soin de lui. Je ne connais guère d’hommes aussi courageux et aussi déterminés. Mais les plus solides ne peuvent affronter les difficultés sans le soutien d’un être aimé.
Il s’inclina de nouveau.
— Simple suggestion, chère madame, ajouta-t-il doucement.
Une grimace indignée tordit le visage d’Helen. Ses yeux étincelèrent, elle pivota sur ses talons, et la porte claqua derrière elle. Jeod se passa nerveusement les doigts dans les cheveux et soupira. Eragon le remercia pour l’aide qu’il leur avait apportée ; ensuite, il enfourcha Cadoc. Après un dernier mot d’adieu, Brom et lui s’éloignèrent.
Aux portes sud de Teirm, les gardes les laissèrent passer sans leur accorder un regard. Tandis qu’ils chevauchaient le long des remparts, Eragon perçut un mouvement dans l’ombre. Solembum, accroupi sur le sol, battait l’air de sa queue. Le chat-garou les suivit de son regard impénétrable.
Lorsque la cité fut loin derrière eux, Eragon demanda :
— Qu’est-ce qu’un chat-garou ?
— Pourquoi cette subite curiosité ? voulut savoir Brom, surpris par la question.
— J’ai entendu quelqu’un évoquer leur existence, à Teirm prétendit Eragon en feignant l’ignorance. Ils n’existent pas en réalité, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que si ! À l’époque glorieuse des Dragonniers, ils étaient aussi renommés que les dragons. Les rois et les elfes en faisaient leurs compagnons ; cependant, les chats-garous restaient libres d’aller et venir comme bon leur semblait. On n’a jamais su grand-chose d’eux, et je crains que leur race se soit plus ou moins éteinte.
— Étaient-ils magiciens ?
— Nul n’en est certain, mais ils pouvaient à tout le moins faire des choses étonnantes. Ils semblaient être toujours au courant des événements ; et ils se débrouillaient d’une manière ou d’une autre pour se mêler de tout.
Brom releva sa capuche pour se protéger du vent froid. Eragon réfléchit un moment, puis il posa une autre question :
— Qu’est-ce qu’Helgrind ?
— Tu verras quand nous serons à Dras-Leona.
Lorsque Teirm eut disparu derrière eux, Eragon appela mentalement Saphira. La force de son cri silencieux fut telle que Cadoc rabattit les oreilles, agacé.
Saphira répondit aussitôt et s’envola à toute vitesse. Brom et le jeune homme regardèrent fondre sur eux un point noir jailli d’un nuage ; peu après, ils entendirent le claquement sonore des ailes de Saphira. Le soleil jouait sur ses fines membranes, les rendant translucides et destinant la dentelle des veines sombres. La dragonne provoqua un puissant souffle d’air en atterrissant.
Eragon sauta à terre et tendit les rênes de Cadoc à Brom.
— On se retrouve pour déjeuner, annonça-t-il.
Le vieil homme acquiesça, la mine préoccupée.
— Amusez-vous bien, répondit-il pourtant. Ça me fait plaisir de te revoir, Saphira.
« À moi aussi. »
Eragon grimpa sur le dos de la dragonne et se cramponna alors qu’elle décollait. La queue en gouvernail, Saphira fendit les airs.
« Accroche-toi bien ! lui conseilla-t-elle. Et, poussant un grondement sauvage, elle amorça un looping impressionnant. Hurlant d’excitation, Eragon leva les bras ; il ne se retenait plus qu’avec les jambes.
« Je ne savais pas que je pouvais faire ça sans être attaché à ma selle ! » s’exclama-t-il.
« Moi non plus », avoua Saphira, avec son rire si particulier.
Eragon se serra encore plus fort contre elle, et ils poursuivirent leur chevauchée aérienne en vrais maîtres du ciel.
À la mi-journée, le garçon avait les jambes irritées à force de monter sans selle. Ses mains et son visage étaient engourdis par l’air glacial. Bien que les écailles de la dragonne fussent tièdes, cela ne suffisait pas à le réchauffer. Quand ils atterrirent pour déjeuner, Eragon fourra les mains dans ses manches, et trouva un endroit ensoleillé où s’asseoir.
Tandis qu’il mangeait avec Brom, il demanda à Saphira :
« Ça ne te dérange pas si je monte Cadoc, cette après-midi ? »
Il avait prévu d’interroger Brom sur son passé.
« Non, répondit la dragonne, à condition que tu racontes ce qu’il te dira. »
Eragon ne fut pas surpris que Saphira connût ses intentions. Il était presque impossible de lui cacher quoi que ce fût, tant leur lien mental était fort.
Le repas terminé, celle-ci s’envola ; Eragon accompagna Brom sur les sentiers. Après quelque temps de silence, il ralentit Cadoc et dit au conteur :
— Je dois vous parler. Je voulais le faire dès notre arrivée à Teirm, mais j’ai décidé d’attendre cet instant.
— De quoi s’agit-il ?
Eragon pesa ses mots avant de répondre :
— Il y a pas mal de choses que je ne comprends pas. Par exemple, qui sont les « amis » que vous avez évoqués avec Jeod ? Pourquoi vous êtes-vous caché tant d’années à Carvahall ? J’ai confiance en vous. Aveuglément. Sinon, je ne serais pas là, à votre côté. Cependant, j’ai besoin d’en apprendre davantage sur vous et sur ce que vous faites. Qu’avez-vous volé à Gil’ead ? Qu’est-ce que ce tuatha du orothrim que vous avez mentionné ? Après ce qui nous est arrivé, j’ai droit à une explication !
— Tu nous as espionnés, constata le vieil homme.
— Rien qu’une fois.
— Il te reste encore à apprendre les bonnes manières, grommela Brom en se passant la main dans la barbe. Qu’est-ce qui te fait croire que cela te concerne ?
— Rien, en fait, avoua Eragon. Mais c’est une curieuse coïncidence : vous étiez caché à Carvahall quand j’ai trouvé l’œuf de Saphira, et vous en savez fort long sur les dragons. Plus j’y pense, moins cela me paraît une coïncidence. Et il y a d’autres indices auxquels je n’ai pas prêté attention sur le coup, et qui prennent tout leur sens à présent. Ainsi, lors de ma première rencontre avec les Ra’zacs, pourquoi se sont-ils enfuis à votre approche ? Et je ne peux pas m’empêcher de me demander si vous n’avez pas quelque chose à voir avec l’apparition de l’œuf de Saphira. Vous gardez trop de secrets que Saphira et moi devons absolument partager : car cela nous met en danger.
Des rides plissèrent le front de Brom. Il arrêta Feu-de-Neige et lança :
— Tu ne peux vraiment pas attendre ?
Résolu, Eragon fit non de la tête. Brom soupira :
— Ça serait plus simple si tu n’étais pas aussi méfiant. Cela dit, tu ne vaudrais pas la peine qu’on s’intéresse à toi si tu n’étais pas différent.
Le garçon se demanda s’il devait prendre cette déclaration comme un compliment. Le conteur sortit sa pipe, l’alluma, souffla un long panache de fumée.
— Je vais te dévoiler certaines choses… mais pas toutes, prévint-il. Et ne proteste pas : ce n’est pas pour le plaisir de garder l’information pour moi ; simplement, je n’ai pas à trahir des secrets qui ne sont pas les miens. D’autres histoires se mêlent à la mienne, et d’autres que moi devront te révéler le reste.
— Soit. Expliquez ce que vous pouvez.
— Tu es sûr de toi ? Il y a des raisons à mon silence, j’ai essayé de te protéger de forces qui pourraient te mettre en pièces. Quand tu les connaîtras et que tu connaîtras leurs desseins, tu ne vivras plus jamais tranquille. Il te faudra choisir ton camp et t’y tenir. Veux-tu vraiment savoir ?
— Je ne peux passer ma vie dans l’ignorance, rétorqua Eragon avec calme.
— Beau principe ! Apprends donc qu’une guerre entre l’Empire et les Vardens fait rage. Leur conflit remonte bien avant leurs premières passes d’armes. Ils sont engagés dans une lutte titanesque pour le pouvoir… qui tourne autour de toi.
— De moi ? C’est impossible ! Je n’ai rien à voir avec ça.
— Pas encore, reconnut le conteur. Pourtant, c’est ton existence qui est l’enjeu de leurs batailles. Les Vardens et les soldats de l’Empire ne se battent pas pour diriger ce pays et ses habitants. Leur but est de soumettre la prochaine génération de Dragonniers, dont tu es le premier représentant. Ceux qui domineront ces nouveaux Dragonniers seront les maîtres incontestés de l’Alagaësia.
Eragon s’efforça de digérer cette révélation. Que tant de gens se soucient de lui et Saphira lui paraissait inconcevable. Avant Brom, personne ne lui avait accordé d’intérêt particulier. La simple Idée qu’Impériaux et Vardens puissent s’affronter à cause de lui était trop abstraite pour être pleinement intelligible.
Des objections se formaient déjà dans son esprit :
— Je croyais que tous les Dragonniers avaient été tués, à l’exception des Parjures qui avaient rejoint Galbatorix. Autant que je sache, ceux-là sont morts aussi. Et vous m’aviez dit à Carvahall que personne ne savait s’il existait encore des dragons en Alagaësia.
— J’ai menti à propos des dragons, avoua Brom. Si les Dragonniers ont disparu, il existait encore trois œufs de dragon. Ces œufs étaient en la possession de Galbatorix ; à présent, il n’en a plus que deux, puisque Saphira est née. Le roi les avait récupérés lors de sa dernière grande bataille contre les Dragonniers.
— Donc il y aura peut-être bientôt deux nouveaux Dragonniers qui, eux, seront fidèles au roi !
— Exact. Une course mortelle est engagée. Galbatorix essaye désespérément de trouver les élus pour qui écloront les œufs restants, tandis que les Vardens sont prêts à tout pour tuer les éventuels candidats, ou pour voler les œufs.
— D’où venait l’œuf de Saphira ? Comment a-t-on pu le dérober au roi ? Et comment savez-vous tout cela ?
Le vieil homme eut un rire amer :
— Que de questions ! Pour te répondre, il me faut repartir an arrière, bien avant ta naissance. J’étais alors un peu plus jeune, et un peu moins sage. Je détestais l’Empire, pour des raisons que je garderai secrètes. Je voulais lui causer le plus de mal possible. Mon zèle me conduisit à un érudit, Jeod, qui prétendait avoir découvert dans un livre la mention d’un passage secret menant au château de Galbatorix. Je m’étais empressé de présenter Jeod aux Vardens – mes « amis » –, et ils ont organisé le vol des œufs.
— Les Vardens !
— Mais il y eut une embrouille, et notre voleur ne mit la main que sur un œuf. Pour une raison inconnue, il s’est alors volatilisé, sans le rapporter aux Vardens. Ne le voyant pas revenir, ils nous ont envoyés, Jeod et moi, pour les ramener, lui et son précieux butin.
Le regard de Brom se brouilla, et sa voix prit une intonation étrange :
— Ainsi commença l’une des plus grandes quêtes de l’Histoire, lors de laquelle nous avons affronté les Ra’zacs, ainsi que le dernier survivant des Parjures et plus fidèle suppôt du roi : Morzan.
— Morzan ! Celui qui a trahi les Dragonniers pour rallier Galbatorix ? Il devait être très, très vieux !
L’idée que les Dragonniers aient une vie aussi longue perturbait toujours Eragon.
— Et alors ? s’exclama Brom en levant un sourcil. Oui, Morzan était vieux, mais fort et cruel. C’était l’un des plus proches serviteurs du roi, et de loin le plus loyal. Or, du sang avait coulé entre nous, jadis. Cette chasse à l’œuf a vite tourné à l’affaire personnelle. L’œuf a été localisé à Gil’ead. J’y ai couru ; Morzan aussi. À la suite d’un terrible affrontement, je l’ai tué. Au cours de cette quête, Jeod et moi avions été séparés. Je n’avais pas le temps de le chercher : j’ai pris l’œuf et l’ai porté aux Vardens, qui m’ont donné mission de former celui qui serait le prochain Dragonnier. J’ai accepté, et j’ai décidé de me cacher à Carvahall, où je m’étais rendu plusieurs fois par le passé, en attendant que les Vardens reprennent contact avec moi… ce qui ne s’est jamais produit.
— Alors, comment l’œuf de Saphira est-il apparu sur la Crête ? s’étonna Eragon. Quelqu’un aurait volé un autre œuf au roi ?
Le conteur grogna :
— C’est peu probable. Les deux œufs restants sont si bien gardés qu’il serait suicidaire de tenter de les dérober. Non, celui de Saphira a été retiré aux Vardens, et je crois savoir comment. Le gardien de l’œuf a dû vouloir me l’envoyer par magie afin de le protéger. Les Vardens ne m’ont pas contacté pour m’apprendre qu’ils avaient perdu l’œuf. Je crains que leurs coursiers n’aient été interceptés par les soldats de l’Empire et que les Ra’zacs n’aient pris leur place, avides de me faire payer mon intrusion dans leurs plans.
— Les Ra’zacs ignoraient donc tout de moi lorsqu’ils ont débarqué au village ?
— C’est exact. Si ce chien de Sloan avait tenu sa langue, ils n’auraient peut-être jamais eu vent de ton existence et les choses auraient tourné autrement. En un sens, je te dois la vie. Si les Ra’zacs n’avaient pas été aussi préoccupés par toi, ils me seraient sans doute tombés dessus par surprise, et ç’aurait été la fin de Brom-le-conteur. Par chance, je suis plus fort qu’eux, du moins le jour. Ils avaient sans doute prévu de me droguer pendant la nuit, afin de me poser quelques questions sur l’œuf.
— Vous avez envoyé un message aux Vardens pour leur parler de moi ?
— Oui. Je suis sûr qu’ils aimeraient que je t’amène à eux le plus vite possible.
— Et vous n’allez pas le faire.
Brom secoua la tête :
— Non, je ne le ferai pas.
— Pourquoi pas ? Un nouveau Dragonnier devrait être plus en sécurité avec les Vardens qu’à courir les routes à la poursuite des Ra’zacs.
Le vieil homme eut un petit rire et fixa son compagnon avec tendresse :
— Les Vardens sont des gens dangereux. Si nous nous mettons sous leur protection, nous serons vite mêlés à un tas de complots et de machinations. Leurs chefs seraient capables de t’envoyer en mission rien que pour t’éprouver. Je veux que tu sois bien entraîné avant que tu n’approches des Vardens. Au moins, tant que nous poursuivrons les Ra’zacs, je n’aurai pas à m’inquiéter que quelqu’un n’empoisonne ton eau. Entre deux démons, il faut combattre le plus faible. Et cela te donne le temps de profiter de mon enseignement. Tuatha du orothrim n’est qu’un palier dans ton apprentissage. Je t’aiderai à trouver, et peut-être même à tuer les Ra’zacs, car ce sont autant mes ennemis que les tiens. Mais, alors, il te faudra choisir.
— Entre quoi et quoi ?
— Entre rejoindre les Vardens ou pas. Si tu tues les Ra’zacs, tu n’auras que trois solutions pour échapper à la fureur de Galbatorix : chercher la protection des Vardens, filer te réfugier au Surda ou implorer le pardon du roi et te mettre à son service. Et, même si tu ne les tues pas, tu seras confronté tôt ou tard à ce choix.
L’option la plus sûre consistait sans nul doute à rejoindre les Vardens, Eragon le savait. Mais il n’avait pas l’intention de passer sa vie à combattre l’Empire. Il examina les propositions de Brom sous toutes les facettes, aucune solution ne lui paraissait préférable.
— Vous ne m’avez pas expliqué comment vous saviez tant de choses sur les dragons.
— Non, je ne crois pas te l’avoir expliqué, reconnut le conteur avec un sourire en coin. Ce sera pour une autre fois.
« Pourquoi moi ? » se demanda Eragon. En quoi était-il spécial ? Pourquoi avait-il été choisi pour devenir Dragonnier ?
— Avez-vous connu ma mère ! lança-t-il soudain.
— Oui, dit Brom, la mine grave.
— Comment était-elle ?
Le vieil homme soupira :
— Digne et fière, comme Garrow. Et même si cela causa sa perte, ce furent ses plus belles qualités. Elle a toujours aidé les pauvres et les malheureux, quoi qu’il lui en coutât.
— Vous la connaissiez bien ? s’exclama le garçon, stupéfait.
— Assez pour qu’elle me manque depuis qu’elle s’en est allée.
Laissant Cadoc aller au pas, Eragon essaya de se souvenir du temps où il ne voyait en Brom qu’un vieux gâteux racontant des histoires ; et il comprit tout à coup l’étendue de son ignorance.
Il confia tout cela à Saphira. Elle fut intriguée par ces révélations… et dégoûtée d’avoir appartenu à Galbatorix.
« N’es-tu pas content d’avoir quitté Carvahall ? dit-elle alors. Pense à toutes ces expériences passionnantes que tu aurais manquées ! »
Eragon poussa un gémissement faussement désespéré.
À l’étape du soir, Eragon alla chercher de l’eau pendant que Brom préparait le dîner. Se frottant les mains pour se réchauffer, le garçon décrivit un grand cercle autour du campement, tendant l’oreille pour repérer une source. Il faisait sombre et humide sous les arbres.
Eragon découvrit un ruisseau un peu à l’écart, s’accroupit pour plonger sa main dans le courant. L’eau glacée venue de la montagne léchait sa peau et lui engourdissait les doigts. « Que lui importe ce qui nous arrive ? » songea Eragon. Frissonnant, il se releva.
Une large empreinte sur la rive opposée attira son attention. Sa forme était bizarre. Intrigué, le garçon saura le ru et atterrit sur un rocher plat. Son pied glissa sur une plaque humide de mousse. Il se rattrapa à une branche d’arbre, mais celle-ci se brisa. Eragon rendit une main en avant pour amortir sa chute. Quand il heurta le sol, il entendit son poignet droit craquer. Une violente douleur courut le long de son bras.
Il lâcha une bordée de jurons entre ses dents serrées, tâchant de retenir un hurlement. À moitié aveuglé par la souffrance, il se recroquevilla sur la pierre en se tenant le bras.
« Eragon ! cria Saphira, paniquée. Que s’est-il passé ? »
« Cassé mon poignet… agi comme un idiot… tombé… »
« J’arrive. »
« Non ! Je peux… me débrouiller… Ne viens pas… Trop d’arbres… tes ailes… »
Elle lui envoya une image d’elle en train de réduire les arbres en charpie et lui hurla :
« Dépêche-toi ! »
Il parvint à se relever en grognant. Il examina l’empreinte, profondément enfoncée dans le sol, à quelques pieds de là. C’était la marque laissée par une botte cloutée, semblable à celles qui entouraient le monceau de cadavres, à Yazuac.
« Un Urgal… »
Il cracha, regrettant de n’avoir pas pris Zar’roc avec lui : pas moyen d’utiliser son arc avec une seule main ! Il releva la tête et cria en esprit : « Saphira ! Des Urgals ! Protège Brom ! » Puis il sauta sur la rive d’où il venait et courut vers le campement, son couteau de chasse dans la main gauche.
Il imaginait un ennemi derrière chaque arbre, chaque buisson.
— J’espère qu’il n’y a qu’un Urgal ! murmura-t-il.
Il surgit dans la clairière et dut plonger au sol pour éviter un coup de queue de la dragonne.
« Hé ! C’est moi ! » hurla-t-il.
« Oups ! » lâcha Saphira. Ses ailes étaient repliées devant son poitrail comme un vaste bouclier.
« Oups ? gronda Eragon en courant vers elle. Tu aurais pu me tuer ! Où est Brom ? »
— Je suis là !
La voix de Brom venait de derrière les ailes.
— Dis à ta folle de dragonne de me relâcher ! Elle refuse de m’écouter.
« Libère-le, Saphira ! s’exclama Eragon, exaspéré. Tu l’as prévenu ? »
« Non, fit-elle, penaude. Tu m’as juste demandé de le protéger. »
Elle écarta ses ailes. Le vieil homme se dégagea, furieux.
— J’ai trouvé une empreinte d’Urgal, expliqua le garçon. Une empreinte récente.
— Selle les chevaux ! ordonna aussitôt le conteur. Nous partons.
Il éteignit le feu. Eragon ne bougea pas.
— Qu’est-ce que tu as au bras ? s’inquiéta Brom.
— J’ai le poignet cassé.
Le conteur jura, sella Cadoc à sa place et l’aida à monter à cheval.
— Il faudra te poser une attelle dès que possible, déclara-t-il. Tâche de ne pas remuer ton poignet d’ici là.
Eragon saisit fermement les rênes de la main gauche.
« La nuit est presque complète, dit Brom à Saphira. Tu n’as qu’à voler autour de nous. Si les Urgals se montrent, ils te repéreront et y réfléchiront à deux fois avant de nous attaquer. »
« Ça vaudra mieux pour eux : sinon, ils n’auront plus jamais l’occasion de réfléchir », rétorqua la dragonne avant de décoller.
Les derniers rais de lumière s’évanouissaient rapidement les chevaux étaient fatigués, mais leurs cavaliers les pressaient sans répit. Le poignet d’Eragon, rouge et gonflé, continuait de le faire souffrir. À une lieue du camp, Brom stoppa sa monture.
— Écoute ! chuchota-t-il.
Eragon entendit le son lointain d’une corne de chasse. La panique le prit.
— Ils ont dû nous repérer, dit le vieil homme. Et probablement les traces de Saphira. Maintenant, ils vont nous traquer. Ce n’est pas dans leur nature de laisser filer leurs proies.
Deux autres cornes mugirent. Plus proches.
Le garçon frissonna.
— Fuyons ! lança Brom. C’est notre seule chance.
Il leva la tête et, les traits tendus, il appela Saphira. La dragonne fendit le ciel nocturne et atterrit.
— Laisse Cadoc, Eragon ! ordonna Brom. Monte Saphira. Tu seras en sécurité avec elle.
— Et vous ? protesta le garçon.
— Ne t’inquiète pas pour moi. Va !
Incapable de rassembler l’énergie nécessaire pour argumenter, Eragon obéit. Brom talonna Feu-de-Neige et repartit, suivi de Cadoc ; Saphira le suivait, volant au-dessus des chevaux lancés au galop.
Eragon s’accrochait tant bien que mal. Un rictus lui tordait le visage lorsqu’un mouvement brusque de sa dragonne ravivait la douleur dans son poignet. Les cornes de chasse résonnèrent de nouveau, très proches, déclenchant une vague de terreur chez les fugitifs. Brom cravachait les chevaux sans relâche, les poussant jusqu’à leurs dernières limites. Une plainte de cornes de chasse retentit encore juste derrière lui… puis plus rien.
De longs moments s’écoulèrent.
« Où sont passés les Urgals ? » se demandait Eragon.
Un autre appel résonna, cette fois dans le lointain. Il soupira de soulagement, et se laissa aller contre l’encolure de Saphira. En dessous, Brom fit ralentir les chevaux.
« On a eu chaud ! » souffla Eragon.
« Oui, mais nous ne pouvons pas nous arrêter avant de… »
La dragonne fut interrompue par le son d’une corne de chasse. Le garçon sursauta, tandis que Brom s’élançait en un galop effréné. Des Urgals cornus chevauchaient à bride abattue en poussant des cris rauques. Ils gagnaient rapidement du terrain ; Brom ne pouvait leur échapper.
« Il faut faire quelque chose ! » s’exclama Eragon.
« Quoi ? »
« Atterris devant les Urgals ! »
« Tu es fou ? »
« Atterris ! Je sais ce que je fais. On n’a pas d’autre solution. Ils vont l’avoir ! »
« Très bien. »
Saphira survola les Urgals puis tourna, s’apprêtant à se poser. Eragon invoqua son pouvoir et sentit la résistance familière qui précédait l’usage de la magie. Il tenta de ne pas la forcer tout de suite. Un muscle de son cou se contractait nerveusement.
Quand les Urgals débouchèrent, il cria : « Maintenant ! » Saphira rabattit ses ailes et plongea entre les cimes des arbres. Elle atterrit au milieu du chemin dans un nuage de poussière et de gravillons.
Les Urgals, surpris, hurlèrent et tirèrent brutalement sur rênes, et leurs chevaux pilèrent en renâclant ; mais les monstres reprirent vite le contrôle de leurs montures et firent face à la dragonne, l’arme au poing, et grimaçant de haine.
Ils étaient douze. Douze créatures abominables. Eragon, qui s’attendait à les voir fuir, paniqués à la vue de Saphira, se demanda : « Qu’est-ce qu’ils attendent ? Vont-ils attaquer ou non ? »
Le garçon eut un choc lorsque le plus massif des Urgals s’avança vers lui et cracha d’une voix gutturale et rocailleuse :
— Notre maître souhaite te parler, humain !
« C’est un piège », avertit Saphira avant que le garçon eût répondu quoi que ce fût. « Ne l’écoute pas. »
« Voyons au moins ce qu’il a à dire », suggéra Eragon, partagé entre crainte et curiosité.
— Qui est ton maître ? lança-t-il.
L’Urgal ricana :
— Un minable tel que toi n’est pas digne de connaître son nom ! Il gouverne le ciel et domine la terre. Tu n’es qu’une fourmi à ses yeux. Cependant, il a décrété que nous devions te ramener vivant. Sois fier d’avoir mérité pareille attention.
— Je ne vous suivrai nulle part, ni vous ni aucun de mes ennemis, déclara Eragon en repensant au massacre de Yazuac. Que tu serves un Ombre, un Urgal ou quelque autre démon, je n’ai nul désir de parlementer avec lui.
— Tu commets là une grave erreur, gronda l’Urgal en découvrant ses crocs. Tu ne peux lui échapper ! Tôt ou tard, tu te tiendras devant ton maître. Si tu lui résistes, il remplira tes jours de tourments.
Eragon était décontenancé. Qui donc avait le pouvoir de fédérer les Urgals sous un seul commandement ? Une troisième force disputait-elle l’Alagaësia aux Impériaux et aux Vardens ?
— Garde ton offre ! rétorqua-t-il. Et dis à ton maître que, si je vois les corbeaux lui dévorer les entrailles, je passerai mon chemin !
Un frémissement de rage parcourut la meute des Urgals. Leur chef rugit et grinça des dents.
— Nous t’emmènerons donc de force !
Il leva un bras, et tous se ruèrent vers Saphira. Levant à son tour la main droite, Eragon lança :
— Jierda !
« Non ! » cria Saphira, mais c’était trop tard.
Les monstres hésitèrent en voyant luire la paume du garçon. Des éclairs jaillissaient de sa main, frappant ses assaillants au ventre. Les Urgals furent projetés contre les troncs d’arbres, et roulèrent sur le sol, assommés…
Soudain, la fatigue submergea Eragon. Il tomba à terre, l’esprit vide. Quand Saphira se pencha sur lui, il comprit qu’il en avait trop fait. L’énergie nécessaire pour mettre douze Urgals hors de combat était énorme. La peur l’envahit tandis qu’il s’efforçait de rester conscient.
Du coin de l’œil, il vit l’un des Urgals se redresser, chancelant, l’épée à la main. Eragon essaya d’avertir Saphira, mais il était sans force. « Non… », pensa-t-il faiblement. L’Urgal rampait vers la dragonne. Il dépassa sa queue et leva son épée pour la frapper au cou.
« Non… »
Saphira se tourna d’un bloc vers le monstre avec un grondement sauvage. Sa patte se détendit à une vitesse fulgurante. Du sang gicla : l’Urgal avait été sectionné en deux.
La dragonne fit claquer ses mâchoires, satisfaite, et s’approcha d’Eragon. Avec précaution, elle le saisit entre ses serres ensanglantées, grogna et s’éleva dans les airs. Sous les paupières du garçon, la nuit se zébra de douleur. Le bruit hypnotique des ailes de Saphira le plongea dans une espèce de transe : flip, flop ; flip, flop ; flip, flop…
Lorsque Saphira se posa enfin, Eragon l’entendit parler avec Brom. Il ne comprenait pas ce qu’ils disaient, mais ils durent prendre une décision, car, peu après, Saphira décollait de nouveau. L’hébétude recouvrit la conscience d’Eragon comme une douce couverture, et il s’endormit.